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Entretien avec l’auteur suisse Matthias Zschokke, au sujet de son roman Le Gros Poète

Matthias Zschokke a répondu à quelques-unes de nos questions sur la parution, vingt-cinq ans après l’originale, de la traduction française de son alléchant roman berlinois Le Gros Poète.

L’auteur suisse Matthias Zschokke photo : © Sébastien Agnetti

L’Allemagne a longtemps guetté, avec une certaine fébrilité, le grand roman de la Wende, l’époque de grands changements dans l’ancienne RDA qui a conduit à la réunification. Le Gros Poète est-il ce roman tant attendu, et si oui, pour quelle raison ?

 Matthias Zschokke : L’industrie du livre attend toujours ce grand roman de la Wende. Tout le monde pense savoir à quoi il devrait ressembler et tout le monde aimerait en être l’auteur. Il devrait présenter la même dynamique que Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin et jouir de la même réception mondiale que Manhattan transfer de John Dos Passos. Pourtant, regardez autour de vous ! La vérité est toute autre. Elle a la gueule de bois, elle a l’habitude d’être roulée dans la farine, mal aimée, abusée (si je peux citer un mot à la mode).

Pourquoi la Wende, ce grand tournant historique dans la société allemande, joue-t-elle un rôle mineur dans le roman ? À moins que ce ne soit le contraire ?

Matthias Zschokke : La Wende ? Elle est au cœur de chaque phrase, de chaque mot. Du style tâtonnant, de l’incertitude, de l’effacement, de ce qui reste en suspens, de ce qui est perdu. Cet entre-deux, ce basculement de l’un à l’autre, tout ce qui existait peut-être autrefois, tout ce qui existera peut-être, et finalement ce rien : voilà ce qu’est la Wende.

En quoi Le Gros Poète est un grand roman berlinois ?

Matthias Zschokke : Vous connaissez des gens qui demandent en librairie un grand roman parisien ? À quoi ça correspond exactement un « grand roman londonien » ou un « grand roman romain » ? Pourquoi vouloir absolument un grand roman berlinois ? Quand je vais en librairie, c’est pour qu’on me propose un bon livre, ou à la rigueur, un livre dont l’intrigue se déroulerait dans une ville sans relief, une métropole au bord de l’épuisement, qui souffrirait d’une mauvaise estime d’elle-même. En tout cas, jamais je n’irais demander un grand roman sur Moscou ou Pékin.  

Qui est le Gros Poète?

Matthias Zschokke : Le Gros Poète ? On le reconnaît à chaque ligne. À son grand regret, d’ailleurs. Naturellement, il préférerait être plein de secrets, comme la plupart d’entre nous. Mais il ne parvient pas à se cacher, à simuler. Et encore moins à se taire.

« Le Gros Poète préférerait être plein de secrets. Mais il ne parvient pas à se taire. »

Vingt-cinq ans après la parution du Gros Poète dans l’espace germanophone, comment est-ce que, selon vous, la réception de ce roman a évolué, quel est votre regard sur ce texte aujourd’hui et qu’est-ce  qui a changé pour la ville de Berlin ?

Matthias Zschokke : En ce moment, c’est comme si tout le monde ici était chamboulé, avait peur de tout. Il suffit de vouloir prendre un peu la lumière pour qu’aussitôt on vous rentre dans le lard sur un plan politique, moral et éthique. On a qu’une envie, c’est de partir en courant. Dans Le Gros Poète, on trouve des passages que peu d’éditeurs en Allemagne oseraient publier tels quels. Est-ce que la littérature d’il y a vingt-cinq ans était pour autant meilleure que celle publiée au prix du consensus imposé par la cancel culture, la culture de l’effacement ? Je n’en sais rien. En tout cas, elle est différente. Peut-être aussi moins utile, moins utilisable ?

Comment pourrait-on classer Le Gros Poète dans la littérature suisse ?

Matthias Zschokke : J’ai grandi en Suisse. Rien ne vous façonne autant que l’enfance. En cela, je dirais que Le Gros Poète relève très clairement de la « littérature suisse », même si je vis à Berlin depuis quarante-cinq ans. En cela, il possède également une touche de Berlin. Pourquoi cette question, au fond… Nous parlons de littérature. Or, elle, ce qu’elle aime le plus, c’est se trouver au milieu de ses pairs. À gauche de Tchekhov, à droite de Virginia Woolf, au-dessus de Catulle, juste au-dessous de Claude Simon,  tagadam, tagadam (ici défilerait à grande vitesse tout un train de noms).

Comment situez-vous Le Gros Poète au sein de votre œuvre ?

Matthias Zschokke : Comme un livre parmi les autres que j’ai écrits. Je fais partie de ceux qui répètent éternellement le même livre. Le peu qui me vient à l’esprit, me revient toujours, à chaque fois sous une forme différente. Des choses nouvelles s’ajoutent. D’anciennes disparaissent. Seules les années diront si parmi tous mes livres se trouve LE « Grand Cru ». Il existe beaucoup de poètes dont je ne connais qu’un ou deux ouvrages et dont j’ignore souvent le reste. Je me garde d’ailleurs de chercher à mieux les connaître, car les ouvrages en question me semblent si exceptionnels que les autres doivent nécessairement être moins bons. Prenez La Promenade[2] de Robert Walser par exemple, ou L’Institut Benjamenta[3]. Rien que pour les deux, il mériterait de rester à jamais au paradis des écrivains. Quant à savoir si j’ai plus réussi Le Gros Poète que Maurice à la poule[4] ou bien L’homme qui avait deux yeux [5], seule la postérité en jugera.  

Après tout ce temps passé à Berlin, vous sentez-vous encore comme un auteur suisse ? Et si oui, dans quelle mesure ?

Matthias Zschokke : Voyez la réponse précédente. J’ajouterais peut-être que plus je vieillis, plus je constate à quel point je suis suisse. Ou peut-être plus précisément encore, à quel point je suis le fils de mes parents et le frère de mes frères et sœurs. À compter de mes dix-huit ans, je n’ai presque plus rien appris. Jusqu’à ma tombe, je continuerai de croire qu’il n’y a pas meilleur chocolat au monde que le suisse, même s’il m’est arrivé d’en manger du bien supérieur à Paris.  

Le gros poète de Matthias Zschokke, éditions Zulma
Le Gros Poète de Matthias Zschokke, éditions Zulma

En quoi la littérature suisse se distingue-t-elle selon vous des autres littératures de l’espace germanophone ?

Matthias Zschokke : Mais arrêtez donc de me bassiner avec la littérature suisse ! Je ne sais pas du tout à quoi elle ressemble. Quoique, vous avez peut-être raison. Peut-être existe-t-elle. Les Allemands achètent de la littérature suisse parce qu’ils en attendent quelque chose de différent de ce qu’ils connaissent. Un autre ton, un autre humour, une retenue là où ils n’en ont pas, une absence de peur qui leur est inconnue, une forme de lâcheté qu’ils ne comprennent pas… Les Suisses parlent un patois, une langue qui n’est pas comprise en Allemagne et pour laquelle il n’existe pas de forme écrite. L’allemand standard, on ne l’apprend qu’à l’entrée à l’école. Quand nous écrivons, on serre sa ceinture d’un cran supplémentaire et on se force à traduire notre patois en allemand, vers une langue écrite.
Nous nous efforçons de ne pas faire d’erreur. En cela, c’est comme si notre langue portait un léger corset, comme si elle était toujours consciemment guidée.

Quel rôle joue Berlin et plus largement votre environnement dans votre écriture ?

Matthias Zschokke : Comme je manque d’imagination, tout ce qui passe dans mes livres ressemble à ce qui se passe là où je les écris. Si je suis bon, mon lecteur sentira la transpiration perler de son front au bout d’une page que j’ai écrite en pleine canicule. Si vous voulez savoir comment c’est de vivre à Berlin, il vous suffit de lire Le Gros Poète… Même si je tiens à préciser que vous ne saurez pas ce que c’est que de vivre à Berlin, simplement mon ressenti à moi.    

PS : à propos de Grand Cru : évidemment, les auteurs préféreraient qu’on traite leurs livres à la manière d’un Beaujolais nouveau. Ils ont envie qu’on les mette en vitrine avec l’étiquette « arrivés ». Rares sont ceux qui y parviennent. Les autres se consolent en se disant qu’ils ont plutôt produit un Bordeaux ou un Bourgogne dont la maturité ne sera pleine que dans quelques années. Laissez décanter Le Gros Poète, laissez-le reposer, buvez-le à petites gorgées…
[Ce PS a bien entendu été ajouté par MZ microphone éteint !]

Le Gros Poète traduit par Isabelle Rüf est paru aux éditions Zoé en 2021

Avec nos remerciments pour l’aimable soutien de notre projet.






[2] La Promenade (Der Spaziergang), Robert Walser, Collection L’Imaginaire, Gallimard, 2007 (traduction de Bernard Lortholary)

[3] L’institut Benjamenta (Jakob von Gunten), Robert Walser, Collection L’Imaginaire, Gallimard, 1981 (traduction de Marthe Robert)

[4] Maurice à la poule (Maurice mit Huhn), Matthias Zschokke, éditions Zoé, 2009 (traduction de Patricia Zurcher)

[5] L’homme qui avait deux yeux (Der Mann mit den zwei Augen), Matthias Zschokke, éditions Zoé, 2014 (traduction de Patricia Zurcher)

L’équipe des Argonautes, traduction des propos de Matthias Zschokke par Peggy Rolland

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