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Bolla

Pajtim Statovci

Traduit du finnois par Claire Saint-Germain

Éditeur : Les Argonautes Éditeur

Kosovo, 1995: Quand Arsim rencontre Milos à l’université de Pristina, tout semble les opposer : l’un est albanais, l’autre serbe, et leurs deux ethnies s’enfoncent dans un conflit meurtrier. Pourtant, face à une société où l’homosexualité est tabou , ils s’aiment.

Lorsque la famille d’Arsim doit fuir à l’étranger pour échapper aux massacres et à la guerre, Ayse, sa femme, attend leur deuxième enfant. Si son épouse parvient à s’adapter à son nouvel environnement, Arsim, lui, a le sentiment de ne pas être à sa place.

À son retour forcé au Kosovo, il part à la recherche de son amant, mais ne reconnaît plus en lui le charismatique étudiant en médecine qu’il a été : Milos est un homme brisé par les traumatismes liés au conflit.

Articulé autour de la légende d’un serpent démoniaque, Bolla, demeurant la terre des rois, le récit de cette passion contrariée et vouée à l’échec se déploie dans une prose de grande élégance. Pajtim Statovci, le jeune prodige de la littérature finnoise publié par les éditeurs mondiaux les plus prestigieux, livre un roman implacable sur le désir, la liberté et la destruction.

Parution 3 février 2023
Pages 250
ISBN 9782494289093

Le roman Bolla de PajtimStatovci

Guerres de Yougoslavie

passé

sensuel

Mood du livre
guerre, liberté, oppression

22.00 Boutique des Argonautes

Le mot de l’éditrice

« A l’image de la légende albanaise du serpent démoniaque Bolla, la haine et la guerre se propagent au Kosovo, étouffant toute vie et possibilité d’amour. Pajtim Statovci m’a époustouflée avec une histoire de désir, de violence et d’illusions perdues. »
Katharina Loix van Hooff

Auteur/Autrice

Pajtim Statovci auteur finlandais d'origine albanaise Prix Finlandia 2019

Pajtim Statovci

Né en 1990 au Kosovo, Pajtim Statovci a émigré à l'âge de deux ans avec sa famille en Finlande. Professeur de littérature comparée à l'unviersité d'Helsinki, il est l'auteur de La Traversée (Buchet-Chastel, 2021; Folio, 2022), après Mon chat Yugoslavia (Denöel, 2016; Folio, 2017). Pour son troisième roman Bolla, il a remporté le prestigieux Prix Finlandia en 2019. Il est traduit dans dix-sept langues.

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Traducteur/Traductrice

Claire Saint-Germain est la traductrice du roman Bolla de l'auteur finlandais d'origine albanaise, Pajtim Statovci

Claire Saint-Germain

Claire Saint-Germain vit à Helsinki. Elle intervient auprès de jeunes traducteurs dans le cadre du programme de mentorat du Finish Literature Exchange (FILI) et a traduit des auteurs aussi prestigieux que Laura Lindstedt (Gallimard), Aki Ollikainen (Héloïse d’Ormesson) et Riikka Pulkkinen (Albin Michel).

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Ils en parlent

  • « Cette impressionnante architecture narrative est de plus animée par le flux puissant et chatoyant d’une écriture poétique luxuriante qui d’emblée vous secoue et vous emporte. »

    Emmanuelle Caminade, L’or des livres

  • « Pajtim Statovci introduit une irréductible part de mythe, d’immuable du Mal, dans ce récit qui donne à entendre la folie de toute une époque. »

    La Viduité

  • « Statovci dépeint merveilleusement à travers des détails nement esquissés et hors du réel l’ivresse d’une passion naissante. »

    Guardian

  • « Étonnant, intense, mélancolique. »

    Turun Sanomat, Finlande

  • « Les amoureux du nouveau roman de Pajtim Statovci, d’une exquise beauté, se rencontrent au pire moment du monde. (…) Dans son troisième roman, Statovci, 29 ans, fait preuve une fois de plus d’une étonnante et indéniable virtuosité qui élève son art dans une dimension qui n’a ni temps ni lieu. (…) Bolla poursuit de manière impressionnante la carrière de Pajtim Statovci, d’un calibre international. »

    Helsingin Sanomat, Finlande

  • « Pajtim Statovci est le cadeau de la Finlande à la littérature mondiale. » 

    Ilta-Sanomat, Finlande

  • « Récit de l’amour impossible de deux jeunes hommes, l’un serbe, l’autre kosovar, Bolla, c’est la guerre qui accouche d’un monstre à deux têtes, une chimère dont sa beauté le dispute à sa cruauté. Une découverte ! »

    Cyprien, Librairie Millepages

  • « D’une rare intensité, le roman de Pajtim Statovci surprend par sa finesse psychologique et l’acuité de son regard. Maintenant un heureux équilibre entre détresses individuelles et drames collectifs, l’auteur explore la délicate interaction entre la vie intime de son héros et les circonstances extérieures avec une grande économie de moyens narratifs. »

    Elena Balzamo, Le Monde des Livres

  • Un roman tendrement douloureux sur l’impossibilité d’une vie heureuse, merci Les Argonautes d’avoir fait traduire ce texte.

    Brice, Librairie Agora, La-Roche-sur-Yon

  • Pajtim Statovci se joue de ses lecteurs avec cette histoire d’amour impossible, belle et cruelle, faite de déceptions et d’espoirs. C’est l’un de ces romans qui vous reste en tête et vous colle à la peau.

    Anaïs, L’Arbre à lettres, Paris

  • Au-delà des conventions maritales, des affronts de la guerre et des préjugés, il est fascinant de lire comment un jeune prodige finlandais nous parle de l’attirance de deux corps qui s’aimantent, de l’obsession de la passion, et du désir intestinal de liberté. Quel plume! Quelle verve! À découvrir…

    Les nouveautés, Paris

  • Un roman implacable et puissant, absolument fascinant qui fraie avec les horreurs, de la guerre aussi, oui, et un style absolument étincelant pour faire saisir les conséquences déshumanisantes du déchirement, du traumatisme, de la honte et de la peur.<br>Un livre magnifique et horrifique. Brillant. Incroyablement.  

    Margot, Les Vinzelles, Volvic

  • Je défie quiconque de rester insensible à ce texte ! Un roman puissant, mélancolique et déchirant.

    Hugues, Filigranes, Bruxelles

  • Amour total pour la plume de Patjim Statovci, ce roman m’a touché en plein cœur. Il rentre directement dans mon top des romans marquants. Arsim est un albanais marié qui tombe complètement amoureux de Milos, qui lui est serbe. Comment vivre cet amour passionné alors que ces deux pays se massacrent ? Lorsque la femme d’Arsim tombe enceinte, ils sont contraints de fuir Pristina… Patjim Statovci est décrit comme jeune prodige de la littérature finlandaise et à juste titre ! Plus jeune lauréat du Prix Finlandia, l’équivalent du prix Goncourt, il a une écriture incroyable et élégante. Abordant la guerre du Kosovo, les massacres, il dépeint malgré tout l’amour, et plus particulièrement l’amour homosexuel, de manière juste magistrale. C’est un roman tout simplement magnifique et déroutant.

    Manon, Furet du nord, Lille

  • Ce texte contient tout ce que l’humanité a de beaux et de cauchemardesque. Mais Pajtim Statovci raconte cela avec une telle poésie que nous reste, de toutes ces ruines, que la douceur.

    Tatiana, Librairie café Les Villes Invisibles, Clisson

  • Je referme « Bolla » dans un état second. Pajtim Statovci, du haut de sa petite trentaine, écrit un texte d’une intensité folle et douloureuse. L’amour, la guerre, la vie. Les règles, l’individu, l’histoire. Dieu, Diable, Homme. Un grand, grand texte aux toutes jeunes éditions Les Argonautes Éditeur, dans la traduction de Claire Saint-Germain.

    Monica Irimia

  • Un roman fiévreux sur l’urgence, le désir et la fatalité. Dans le Kosovo déchiré par les conflits en 1995, l’Albanais Arsim et le Serbe Miloš vivent une relation incandescente et sécrète. Sur eux plane l’ombre de la légende du serpent Bolla. Une langue puissante et onirique, une lecture essentielle et hypnotique. Un voyage dans l’âme humaine.

    Solveig, Librairie L’Allée des feuilles, Saint-Germain-en-Laye

  • « Statovci est un maître de la langue finnoise. Ses textes sont exceptionnellement colorés et multidimensionnels ; chaque phrase et chaque métaphore offre de nouvelles perspectives. » 

    Jury du Grand prix de littérature du Conseil nordique

  • « Bolla est une réalisation splendide, et Statovci un talent majeur. » 

    New York Times

  • « C’est une histoire éloquente de désir et de déplacement, une symphonie mélancolique dans une tonalité mineure déchirante. Statovci est un maître. » 

    Publisher’s Weekly

Extrait

1

Une fois qu’il eut créé le monde, Dieu se prit à regretter son ouvrage.
Il alla voir le diable, qui Lui demanda :
– Quel est le problème ?
– Il y a un serpent dans mon Paradis, exposa Dieu.
– Tiens donc, tiens donc, répliqua le diable sans dissimuler son sourire mielleux.
Il claqua des lèvres, attendant que Dieu baisse la tête pour lui demander une faveur – et ainsi fit Dieu.
– Donne-moi un enfant de Dieu et je ferai ce que tu veux, je retirerai mon serpent de ton Paradis, annonça le diable à Dieu agenouillé devant lui.
– Un enfant de Dieu, répéta Dieu.
– Oui, un enfant de Dieu, énonça le diable, après quoi Dieu réfléchit.
– Très bien, finit-Il par dire, désespéré. Je te donnerai un enfant pour cela .

22 janvier 2000

J’ai vu un homme trouver la malemort, j’ai vu le bras d’un soldat arraché sur une grande route, on aurait dit un brochet extirpé de sous la terre, j’ai vu des frères séparés à la naissance, des maisons incendiées et des bâtiments écroulés, fenêtres cassées vaisselle brisée affaires volées, tellement d’affaires tu ne croirais pas combien il reste d’affaires quand la vie est tabassée autour d’elles, les objets meurent aussi lorsqu’on les prive de leur propriétaire.
J’ai vu des choses horribles, horreur sur horreur, des cadavres échoués sur le rivage comme des bois flottés, des actes monstrueux, malsains, d’irrémissibles péchés, des tireurs alignés, un plein village d’enfants et leurs parents à genoux, leurs victimes, et moi je savais que sous peu plus un seul ne serait en vie, aujourd’hui c’est affiché en gros dans ma tête, cette expression que chacun d’eux avait, leur conscience d’une fin imminente donnait à leur visage l’air vide et figé des poupées de porcelaine, et, même s’ils se soutenaient et s’agrippaient les uns aux autres et se pissaient dessus et nous suppliaient de ne pas tirer, ils se touchaient quasiment comme des étrangers, les maris leurs femmes et les mères leurs enfants, en se pressant les uns contre les autres ils se repoussaient alors qu’on aurait pu s’attendre à l’inverse. Ça m’a surpris qu’à un moment pareil vivre soit si contraire à l’amour, une sensation de mort si vivide.
J’ai tenu dans ma paume le cœur d’un ami, enfoncé la main dans sa poitrine déchiquetée, saisi son aorte déchirée glissante comme une anguille, senti contre mes phalanges ses vertèbres pareilles à des dents, reposé mes doigts sur les oreillers mouillés de la plèvre.

J’étais couché près d’un homme tombé sous les balles, dans les bois je couchais à son côté je ne pouvais pas l’abandonner, tu le crois je ne pouvais rien faire sinon veiller à ce qu’il reste en vie, et je nouais mes bras autour de lui et les pressais sur les bandages et je sentais chaque tentative que faisait son cœur pour battre à son rythme habituel, le grondement des organes à l’intérieur et le ventre s’emplissant de sang et durcissant, le mouvement effaré de chaque organe comme la voix d’un animal étranger.

Je couchais avec un homme tombé ainsi sous les balles et il s’est écoulé de nombreuses heures avant qu’on nous découvre, comme par un caprice de la nature au cœur de la forêt obscure on nous a retrouvés, on nous a évacués à l’hôpital de campagne où je l’ai opéré, j’ai raccommodé son intestin éclaté et aussi sa jambe infectée que j’ai amputée jusqu’au genou, et je lui ai raconté ce qui s’était passé dans les bois quand il a fini par se réveiller en peinant à croire qu’il était encore vivant, et il a pris ma main, il a pleuré et il l’a embrassée, il a dit qu’il se souvenait de moi dans la forêt, merci, il a dit ensuite, je te serai éternellement reconnaissant, tu m’entends, éternellement de cette vie.

Au bout de quelques mois j’ai reçu une lettre de cet homme, j’avais été transféré ailleurs comme infirmer militaire et je l’avais déjà oublié. Sa lettre disait : tu m’as embrassé dans la forêt, n’est-ce pas, n’est-ce pas que tu m’as embrassé sur la bouche, et mon cou et mes joues et mon front tu les as embrassés, et tu m’as touché puisque tu croyais que je dormais, puisque tu croyais que je mourais ? Parce que j’avais si froid, tes lèvres étaient du feu. N’est-il pas vrai que mes souvenirs ne sont pas un rêve ?

J’ai lu sa lettre des dizaines de fois mais jusqu’à la fin seulement quelques-unes, il me remerciait tout d’abord de lui avoir sauvé la vie, redisait la même chose : je te serai éternellement reconnaissant, de chaque lever du jour, de chaque nuit où il m’est donné d’être en vie. Et ensuite il écrivait peut-être, peut-être nous pourrions nous revoir, peut-être refaire pareil ou quelque chose, oui, cette fois éveillés tous les deux j’ai bien aimé

non
pardon de
t’écrire ainsi
j’habite Belgrade
si tu veux venir un jour

Je t’attendrai au cours des prochaines semaines au pied de la statue du prince Mihailo, je serai assis sur les marches blanches chaque mercredi et chaque samedi à midi, je porterai une chemise blanche et un pantalon noir, tu me reconnaîtras sans doute au tissu flottant sous lequel devrait se trouver la jambe que tu m’as ôtée.

Voilà ce qu’il m’écrivait, et je ne suis jamais allé le rencontrer, non, même si une fois j’ai failli puisque j’étais à Belgrade pour un temps, je n’y suis pas allé parce que je ne voulais pas
l’embrasser plus jamais, non, bien sûr que non, un homme privé de sa jambe, qui donc ferait une chose pareille, toucherait un invalide

Quelques semaines après, son père m’a écrit pour m’annoncer que son fils s’était tiré un coup de pistolet dans la bouche, un faire-part pour l’enterrement était joint. J’ai regardé cette lettre pendant des jours, je la sortais de ma poche poitrine le soir et parfois aussi le matin. Elle sentait la fumée et son odeur acide, un mélange de carton humide et de plastique brûlé flottait partout, s’accrochait à mes doigts et grimpait sur mes bras et jusque dans ma bouche quand je me brossais les dents, sur mes vêtements dont elle ne partait plus même avec de l’eau vinaigrée, et pour finir j’ai jeté la lettre comme l’écrit d’une bête féroce, et ensuite je me suis dit je suis médecin, je suis médecin je suis chirurgien j’aide les gens

Après l’enterrement le père de cet homme m’a écrit de nouveau il disait : « Je sais tout, tu vois très bien de quoi je parle, même un Albanais ne ferait pas ça. »

C’était encore ce papier à lettres. Devenu fange il me suivait partout, me restait sur la peau même après le bain, même lorsque j’avais changé tout le linge de mon appartement, il s’immisçait avec moi à la boulangerie, au-dessus de la table d’opération, en voyage de Belgrade à Gradnja via Kamenica. Où la fange s’est transformée en pluie torrentielle pendant des jours : l’eau remplissait les gouttières et les canalisations et serpentait, striée, sur le bord de la route, noyant les fleurs, les prés et les mousses, arrachant les panneaux et les clôtures, pulvérisant l’asphalte et s’infiltrant en fin de compte, impétueuse et irascible, dans les habitations où elle montait
jusqu’aux genoux

« Je vais mener à terme ce que mon fils n’a pas fait : œil pour œil, je viens te chercher sale pédé. »

c’est sur ces mots que la lettre se terminait, tu imagines, un peu plus, et j’y serais allé

Pristina, Kosovo, 1995

1

La première fois, je le vois traverser la rue. Ce qui me frappe en premier, c’est sa tête baissée qui se tourne à peine alors qu’il traverse un carrefour encombré, puis ce corps mince comme un fil que de longues jambes telles deux cordelettes traînent à leur suite. Ses cheveux sont divisés par une raie au milieu comme deux ailes de corbeau, et il serre un tas de livres contre sa poitrine ; il oublie l’autre bras tantôt en arrière, tantôt sur le côté, puis enfonce la main dans sa poche pour remonter son jean légèrement moulant en velours rouge foncé.

Je suis assis à l’ombre en terrasse d’un café et il avance dans ma direction, le soleil dans la nuque, homme adulte dans un corps d’adolescent, et bientôt je le vois de tout près, un instant je vois trembler ses cils quand il me dépasse, je vois des choses dans les poches de son pantalon, la fine pilosité de sa nuque, ses avant-bras rasés, et puis il s’avance sur la terrasse de ce même café désert, reste un moment debout près d’une table située à l’autre extrémité, ma cigarette est consumée et il semble gêné comme s’il savait qu’on l’observe. De tout son corps il commence à former un soupir, bientôt noyé en souffle frêle dans le plus timide creux du poing que j’aie jamais vu, devant sa bouche la paume s’ouvre face à la rue, lentement, telle une fleur qui éclot, et ensuite seulement il dépose ses livres sur la table et s’assoit.

C’est le début du mois d’avril et je ne peux détacher mes yeux de lui. Il paraît farouche et perdu comme s’il vivait en vrai un rêve désagréable, suivait un autre tempo et d’autres règles, et dans sa posture et ses gestes – dans la prudence qu’il met à ouvrir ses livres comme s’il craignait d’en casser la couverture, dans sa manière de tenir le stylo qu’il a sorti de sa poche comme si c’était un morceau de cristal, de presser ses tempes et de fermer les yeux pour se donner un air concentré quoique je le soupçonne de se retenir plutôt de jeter des regards autour de lui – il y a quelque chose de nu et d’indompté ; d’inexplicable mais éloquent.

Je me lève et porte mes pas dans sa direction. J’ignore comment j’ose, pourquoi il me semble nécessaire de faire connaissance avec lui.

Zdravo, dis-je en serbe.
– Bonjour, répond-il en écho sur une note cristalline presque semblable à la voix de mon épouse, le regard posé sur les pages d’un livre grand ouvert dont le texte est composé si petit et serré que la langue en est difficile à déchiffrer.
– Je peux m’asseoir ? je demande en tirant une chaise.
– Bien sûr.

Il jette des coups d’œil alentour, fait ensuite un signe de tête vers le siège et me regarde dans les yeux, et je me dis que cet homme est d’une beauté immense, miraculeuse, ses iris semblent un ciel qui se prépare à la tempête et sa barbe soignée s’accorde à ses cheveux d’un brun tirant sur le roux, bien entretenus, il a le dos long, comme un cheval, et un visage symétrique et charmant, et après je ne me souviens plus, non, combien de temps s’est écoulé depuis sa réponse, depuis combien de temps je ne fais que le regarder et lui me fixe comme on regarde un ami dont on a été séparé pendant des décennies.

– Je m’appelle Arsim, dis-je en lui tendant la main.
– Miloš, répond-il en la saisissant de ses doigts froids et osseux. Enchanté, dit-il, et je relâche mon étreinte, je fonds dans ses yeux tristes et vieux sur lesquels pèsent des paupières lourdes et ridées.

L’heure suivante s’écoule avec plus de chaleur que je n’en ai connu jusque-là dans ma vie. Nous commandons un second café, étouffons nos voix, et lorsque je remarque ses livres en anglais nous changeons de langue. Cela semble naturel ; en anglais nous ne sommes pas albanais et serbe mais détachés d’ici, des pages arrachées à un roman.

Je comprends qu’il est mon aîné d’une année ; âgé de vingt-cinq ans il étudie la médecine à l’université de Pristina et pense très probablement se spécialiser en chirurgie, il est originaire de la petite ville de Kuršumlija, de l’autre côté de la frontière, à trente kilomètres au nord-est de Podujevo, ma ville natale, elle-même à trente kilomètres au nord-est de Pristina, et il parle, outre sa langue maternelle et l’anglais, couramment l’allemand, et même quelques mots d’albanais.

Je lui raconte moi aussi des choses banales de ma vie, de celles qu’on débite à une nouvelle connaissance, lui donne mon âge et ma ville d’origine, lui explique que mon prof d’anglais de père m’a donné le goût des langues étrangères et que j’espère un jour pouvoir enseigner la littérature ou corriger des articles pour un journal ; tandis que je parle je sens sur ma joue la glu de ses regards, il observe le moindre de mes mouvements, le dos voûté et la tête inclinée il écoute avec attention comme s’il cherchait à retenir par cœur tout ce que je dis.

Je lui explique que je suis moi aussi à l’université, en littérature, histoire et anglais, enfin je ne sais pas, en tout cas je les ai étudiés, et lui en parler m’embarrasse car l’université où je me suis inscrit il y a des années n’est plus la même que celle où il est étudiant, où nous avons commencé nos cursus à peu près au même moment.

Nos cafés terminés nous nous regardons un temps et cela paraît juste et réel, tout le contraire de ce qu’est devenue Pristina, avec les troupes serbes qui se sont déversées dans ses rues, armées de fusils mitrailleurs, leurs colonnes de chars et de véhicules militaires comme débarqués de l’espace.

Il sourit et moi aussi. Ce dont à cet instant nous pouvons avoir l’air vu de l’extérieur ne m’effraie pas et lui non plus, parce que nous étions destinés à nous rencontrer, je me dis, et lui aussi peut-être, nous sommes tombés au même moment sur cette terrasse.

Il finit par demander l’addition au serveur, paie mes cafés et annonce qu’il doit se rendre à la bibliothèque avant son prochain cours.

– Ça te dit de m’accompagner ? demande-t-il.

Je n’ai rien à y faire mais réponds que bien sûr je me joins à lui, et nous voici sur le bref trajet, traversant la rue et parvenant au campus, dont nous empruntons la pelouse aux sentiers de dalles grises mouchetées et corrodées auxquelles les années ont mordu des pans entiers, nous gravissons les quelques marches menant à l’entrée d’un bâtiment qui semble enveloppé dans un filet de pêche et pénétrons dans un hall immense, crevé de lumière, comme dans la gueule infectée d’un monstre antique. Les sols sont couverts d’une fastueuse mosaïque de marbre et des rosettes métalliques sont fixées aux murs tels des regards exerçant leur contrôle, des yeux de divinités.

Il marche quelques pas devant moi et soudain je lui saisis l’épaule, comme un fou, au milieu du hall d’entrée de la bibliothèque, oui, complètement à rebours de mon caractère, sans réfléchir, au milieu de la foule qui se déverse du bâtiment, au cœur de l’après-midi retombé en chaleur moite je pose la main sur lui, pour de vrai, et il s’arrête, au bout d’un instant tourne la tête, commence par regarder ma main, le bout de mes doigts sur l’arc de sa clavicule et moi ensuite, et en ce bref instant je suis un homme tout à fait différent – plus en vie, je songe, plus en vie que je ne l’ai jamais été.

Il est serbe et moi albanais, nous devrions donc être ennemis, or maintenant que nous nous touchons, il n’est plus entre nous une seule parcelle qui soit pour l’autre aberrante ou étrangère et j’ai la certitude inébranlable que, nous deux, nous ne sommes pas comme les autres, et cela me vient avec une telle force, une évidence si massive que cela me semble un message adressé de plus haut ; nous nous fichons de voir que beaucoup roulent des yeux réprobateurs à notre égard ou nous demandent de dégager le passage, que beaucoup ricanent en nous dépassant, se moquant peut-être de notre incapacité à former des mots pour eux comme pour nous.

Car, au moment où il me demande enfin si j’aurais le temps de le revoir la semaine prochaine, au même café aux alentours de midi, avant de laisser son visage glisser sur la courbe d’un sourire qu’il tente aussitôt de contenir, tel un accès de rire inconvenant, un sourire auquel je réponds du mien en lui disant on se revoit la semaine prochaine, au même café, je sens ma vie se diviser en deux, vie d’avant lui et vie d’après, et combien celle que j’ai vécue jusqu’ici se réduit soudain à un détail insignifiant de ma vie nouvelle, se fait dépasser tel un petit mensonge inventé dans l’urgence.

C’est le début d’avril et je désire un autre homme avec si peu d’équivoque et tant de clarté que, tout le reste de l’après-midi, il est dans les prières par lesquelles sans vergogne je demande à Dieu qu’il soit mien.

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